1988

Calicots et porte-voix, les ouvriers de la Société Européenne de Brasserie, la SEB, mettent une dernière main aux préparatifs de leur manif. Rassemblés sous le porche du 3 de la rue des Caves, ils commentent la décision de la direction du groupe de fermer leur unité sévrienne. Cette restructuration, que la direction justifie par la vétusteté des locaux, va se solder par des licenciements. En tout cas pour tous ceux qui refuseront de suivre l'entreprise à Mulhouse. Il est vrai que "La Meuse", comme on l'appelle, ne date pas d'hier. Avec son allure de château fort, l'usine mériterait même d'être classée au titre de patrimoine industriel du 20ème siècle. Mais la réelle raison de ce départ est ailleurs. Le prix des terrains a tellement grimpé en région parisienne qu'y maintenir des locaux relève du placement immobilier, et par les temps qui courent les entreprises pensent plus à survivre qu'à placer. La COGEDIM, important groupe immobilier, ne s'y est pas trompé et a proposé à la SEB un bon petit pactole. La promesse de vente est sur le point d'être signée, d'où la manif. Manifestation symbolique au demeurant, les quelques 200 employés auxquels se sont joints des ouvriers de l'usine de Mulhouse ne font pas le poids. Un nouveau

chantier en perspective. Emmaüs , bien que trois de ses immeubles jouxtent la SEB, ne s'en soucie guère. Pressée par la municipalité qui voudrait bien voir la parcelle E et F (dénomination poétique du 25 et du Hameau) nettoyée. La société HLM cherche à se débarasser du dernier ilôt de résistance. En plein conflit, il y a un an, elle a accepté de maintenir sur place Musiques Tangentes et les habitants du 25, jusqu'à livraison de l'immeuble du 14. Mais c'était dans le feu de l'action, et Emmaüs n'avait alors aucune solution de rechange. Aujourd'hui les choses se présentent différemment, la mairie en effet propose de mettre à la disposition de l'association un pavillon qu'elle possède 50 m plus haut, au 1bis, rue du docteur Ledermann. Du coup, Emmaüs envisage la démolition de l'ensemble de la parcelle pour le mois de juillet.
Le revirement d'Emmaüs et son empressement à casser provoquent dans le quartier un véritable électrochoc. Personne ne doute que derrière le 25 ce soit le 18-22 qui soit visé et pourquoi pas le 10-12 qui s'appuie sur la Meuse. Emmaüs pourrait faire affaire avec la COGEDIM qui déjà commence à mettre à bas l'ancienne brasserie. Le refus d'Emmaüs d'entreprendre les moindres travaux sur les immeubles anciens prendrait alors tout son sens. Sous la pression, révolté par le ton comminatoire dont Claude Néry ne se départit plus, le quartier regroupe ses

 
Cette toile peinte par Thierry Cowet en 1984, servit de toile de fond à la réalisation du tableau vivant
"N'importe où...", présenté à la biennale de Venise.
L'oeuvre finale fut achetée en 1987 par le Musée d'Art moderne de Paris.

forces et décide d'en appeler à l'opinion publique, au ministre. Un volumineux dossier est mis en chantier, il doit permettre à l'extérieur de comprendre non seulement l'histoire du quartier mais d'en percevoir la richesse humaine et architecturale : (...) Le passé marginal du quartier et de ses habitants, la structure de l'habitat (ancien, varié, aux circulations inattendues, jardins, cours...), l'importance des métiers artistiques dans la population actuelle, sont intimement liés effets et causes.
C'est cette évolution historique de longue durée qui a permis à des individus de réaliser leurs projets dans un cadre de vie exceptionnel, au sein d'une communauté riche en expériences variées et complémentaires, ouverte à l'innovation et à l'expression. La liste est longue, et peut être dressée, des professions artistiques (ou connexes) qui ont pu dans ces conditions devenir réalités quotidiennes : musique, photographie, théatre, peinture, architecture, cinéma, écriture... (...). Sont joints au dossier seize curriculum vitae, de nombreux plans et des photographies. Le tout est envoyé à Jack Lang, ministre de la Culture, à Serge July, directeur de Libération et à quelques autres. A tous, est joint un petit carton d'invitation pour la journée portes-ouvertes du samedi 18 juin. Le jour dit, Lang et July ne sont pas là, mais de nombreux Sévriens se sont déplacés. Musiques Tangentes a multiplié les mini-concerts et Thierry a pendu sur la façade du 25 une toile gigantesque. Dans les appartements et les ateliers, des expositions permanentes sont organisées. L'occasion est belle de passer les uns chez les autres. De se découvrir ou de se redécouvrir, de s'apercevoir en somme que les vieux clivages entre le haut et le bas de la rue ou entre les "militants" et les autres n'ont plus, depuis longtemps, de raison d'être.
Après tant de renoncements, tant de terrains conquis puis perdus, il décident de faire front ensemble, non pour faire triompher une idéologie, reconnaître une utopie comme réaliste mais tout simplement pour pouvoir vivre... ensemble.
En juillet, le Hameau et les trois immeubles de la rue de Ville d'Avray sont détruits. Le 25 et son aile restent debout. Après une série d'essais-son, Musiques Tangentes a constaté que le pavillon proposé par la mairie et Emmaüs ne pourrait convenir. En décembre, Claude Néry écrit à Espace et Vie pour l'avertir qu'une demande de permis de construire a été déposée par Emmaüs pour le 14 bis et ter, et pour le programme Ilôt-Ruelle de la Pointe qui prévoit la construction de 41 logements locatifs sociaux. Conjointement une demande de permis de démolir est déposée pour le 14 ter et le 25. Incidemment la direction générale avertit l'association que Musiques Tangentes a accepté un relogement provisoire dans les caves du 18-22 et du 10-12.
En fait, Claude Néry prend ses désirs pour des réalités, si Musiques Tangentes n'a pas dit non à la proposition d'Emmaüs, elle n'a pas non plus dit oui, d'autant qu'aucune étude, ne serait-ce de faisabilité, n'a été effectuée. Le déménagement de Musiques Tangentes n'est pas pour demain.


Avec ses allures de chateau fort la Meuse aurait mérité d'être classée patrimoine industriel du XXe siècle



Rouben Terminassian et le bras droit d'Hercelin


Dans les caves du 25 la fête continue


le Hameau, dernier hiver

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